Un texte de Guillaume Ethier, Ph. D. en études urbaines
Il y a des choses plus faciles à évaluer que d’autres. La victoire d’une équipe sportive, par exemple, est attestée par un pointage et sa réussite se mesure à des indicateurs simples: vitesse, agilité, expérience et ainsi de suite. Le succès d’une recette, à un niveau de complexité supérieur, ajoute la subjectivité des convives à l’équation. On aime ou on n’aime pas, ça se discute au fond.
À l’autre bout du spectre, il y a des productions culturelles dont la complexité est telle que les critères et indicateurs attestant de leur succès ne font même pas consensus. Ni au sein du grand public, ni même parmi les experts.
C’est aussi parfois le cas de l’évaluation des grands projets d’aménagement urbain. En témoigne la récente vague de critiques (parfois contradictoires) adressée à la promenade Fleuve-Montagne fraichement inaugurée dans le cadre des célébrations du 375e anniversaire de Montréal. Trop chère, pas cohérente, trop discrète, mal située, trop d’expériences distinctes, quoi en penser? Face à la complexité, il s’avère parfois intéressant de procéder par réduction. Suffit de choisir des critères qui nous apparaissent essentiels dans notre évaluation et de couper les aspects superflus ou difficiles à évaluer sans les outils adéquats.
Des aménagements en coulée
La promenade Fleuve-Montagne est un type d’aménagement urbain en phase avec les tendances observées à l’échelle mondiale depuis une décennie environ. L’ère est à la connectivité dans les villes, et un besoin de retisser le tissu urbain par des promenades en coulée et des corridors thématiques s’est exprimé un peu partout. Le projet phare de cette vague est sans contredit le High Line, à New York. On a reconverti là-bas, avec éclat, des infrastructures ferroviaires en nouvelle promenade urbaine sillonnant le Meatpacking District à Manhattan. Ce type d’aménagement combine d’ordinaire plusieurs stratégies pour tracer un parcours dans le dédale urbain: marquage, signalétique, mobilier urbain, art public, verdissement et divers éléments architecturaux et de design urbain.
À quoi se mesure alors la réussite de ces projets? Nous estimons que deux critères (première réduction) en lien avec l’expérience des usagers (deuxième réduction) semblent ressortir du lot. Un bon aménagement en coulée devrait fournir de l’ordre et du miracle.
Je m’explique.
Il devrait avoir la capacité d’être compris par ses usagers malgré la diversité des expériences offertes et il devrait aligner des éléments forts, des surprises qui ponctuent le parcours. Ces deux critères fonctionnent en réciprocité. D’une part, la clarté d’un tracé instaure un ordre de succession qui permet d’entrer en contact de manière stimulante avec les points d’intérêt dans le paysage urbain. D’autre part, ces mêmes points d’intérêts donnent à la promenade sa cohérence et sa raison d’être. La promenade Fleuve-Montagne, en reliant les deux icônes naturelles de Montréal, devrait répondre à ces deux critères assez aisément, d’autant plus qu’à mi-parcours se trouve l’emblématique Place Ville Marie.
Or, comme c’est l’expérience in situ que je cherche à évaluer ici, j’enfile sans attendre mes souliers de citoyen-chercheur pour relater comment j’ai vécu, en l’espace de quelques heures, la nouvelle grande promenade montréalaise.
Y accéder
Mercredi matin, 9 h. D’humeur paresseuse, je décide de faire le trajet du haut vers le bas, soit dans le sens Montagne-Fleuve indiquée par des triangles bleus renversés au sol et sur des bornes éparses. Préalablement informé des visées générales du projet, je comprends rapidement que la signalétique fonctionne de pair avec les triangles jaunes (avec la pointe vers le haut ceux-là) qui indiquent la voie inverse vers le mont Royal. Simple et cohérent pour un public averti. Je doute toutefois qu’un touriste en vienne spontanément à percer le mystère de ces pyramides bleues et jaunes. Un travail d’archéologue sera aussi nécessaire pour trouver le début (ou la fin, comme vous voulez) du parcours au pied de la montagne. Au sol, un marquage famélique (encore un triangle) indique la voie à suivre en diagonale de l’avenue des Pins, à travers le trafic automobile, et à contre-courant de la marée de piétons qui converge vers la montagne. Malgré un départ difficile, nous voici lancés dans l’une des nombreuses bifurcations marquant les 3,8 km du parcours. Go south, young man!
S’y sentir aimantés
Un chemin, des croix, une destination. C’est autour d’éléments simples que s’organise un pèlerinage. Dans l’art urbain séculier, l’on peut s’attendre à rencontrer des éléments analogues, bornes et balises rassurant ces visiteurs à l’attention déficitaire (ne le sommes-nous pas tous devenus?). La promenade s’amorce assez bien en ce sens, avec une signalisation soutenue et un nouvel aménagement agréable sur la rue McTavish. Le pavillon-bibliothèque Chapitre d’été dans le parc Rutherford devrait aussi constituer, à terme, un point d’intérêt sur ce site d’exception en surplomb du centre-ville. On pénètre ensuite sur le campus de l’Université McGill, attrayant en soi, mais sans trop savoir par contre si l’on a bifurqué de la promenade ou pas. Ça ne sera pas la dernière fois.
S’y perdre
Après les triangles, c’est à des carrés dispersés ça et là sur la chaussée qu’il faudra se fier pour s’accrocher au parcours menant au fleuve Saint-Laurent. L’exercice s’apparente dès lors à un rallye, surtout lorsqu’il s’agit de trouver, dans la forêt de signes ornant la rue Sherbrooke, les faibles indications bleues nous guidant vers l’avenue McGill College. Les rues, faut-il le rappeler, structurent largement notre expérience de déambulation dans les villes, et les suivre plus strictement aurait surement permis de rendre la promenade Fleuve-Montagne plus claire. Mais bon, passons ici sur ce détail pour nous concentrer sur l’expérience offerte par ce legs du 375e. Passons aussi rapidement — comme moi — sur le tronçon McGill College qui, bien qu’étant maintenant doté d’aires de repos aux chaises Adirondack bleues comme le fleuve (!), s’ouvre sur des façades commerciales aveugles et génériques.
Rendu enfin à l’esplanade de la Place Ville Marie, je perds à nouveau la trace de la promenade. J’y rencontre une nouvelle signalisation, rouge celle-là, qui forme l’élégant branding de la Place Ville Marie. Mais, je me demande, comment peut-on se perdre au pied d’une croix? Au pied de l’édifice phare de Montréal? C’est à ces questions que je tente de répondre quand, une bonne demi-heure plus tard, et après consultation sur mon téléphone, je retrouve le mince sentier qui allait maintenant me mener, souvent à tâtons, à travers le Quartier international et vers le Vieux-Montréal.
S’y sentir abandonné
Pas de doute, la longue séquence qui va de la Place Victoria à la rue McGill dévoile plusieurs « splendeurs urbaines », comme l’édicule Guimard et les nombreuses œuvres d’art public, ou encore la tour de la Bourse. Or, justement, on navigue ici dans un dédale de projets urbains aux factures différentes, à travers des lieux déjà implantés et aménagés, sans qu’une trame narrative claire vienne indiquer aux visiteurs descendus de la montagne qu’on s’adresse encore à eux ici. Les carrés blancs dispersés au sol semblent, plus que jamais, symboliser les « promeneurs » perdus qu’on a relâchés, sans avertissement, dans la nature. Pour ma part, la superposition des usages différents fait désormais en sorte que je ne sais plus repérer, même en connaissant le secteur, ce qui a été ajouté spécifiquement pour animer la promenade. Je pense notamment à ce joli kiosque du Marché du vieux installé à l’intersection de la Place d’Youville et de la rue McGill (où je me suis honteusement égaré du parcours, ai-je besoin de le préciser).
En sortir
Les derniers mètres de la promenade relèvent plus de la course à obstacles que d’autre chose. Chantier de l’ancien parlement, trous dans la chaussée, voitures omniprésentes et emblématiques cônes oranges nous expulsent vers un fleuve qu’on entrevoit depuis la dernière pastille au sol du circuit, sans toutefois pouvoir y accéder directement encore. Ultime frustration. Trahis sur la destination, épuisés de jouer à la marelle pour suivre le tracé, on retient de cette visite l’image mentale d’une ville toute en ruptures, paradoxe ultime d’un projet urbain qui tente justement de créer de la cohésion. Pas de doute, il manque encore quelque chose à cette promenade en coulée pour qu’elle accompagne ses usagers de manière substantielle, et pour qu’elle récompense ces derniers de s’être livrés à un exercice somme toute exigeant, voire périlleux pour des personnes à mobilité réduite.
Déçus, on en vient ainsi à se demander pourquoi, à la Ville de Montréal, réussir un tel exercice d’aménagement à grande échelle semble toujours être de l’ordre du miracle.
Des suggestions
La promenade présente un potentiel énorme et devrait, suivant les deux critères énoncés précédemment, s’appuyer sur ce qu’elle propose déjà pour se muter en un lien significatif entre les deux marqueurs symboliques de Montréal.
D’abord, je suggère de marquer la promenade plus clairement dans la hiérarchie des expériences offertes sur le parcours. Un circuit de déambulation, par définition, se situe en surplomb de la vie urbaine qu’elle observe. Cette posture contemplative demande parfois une élévation du sol. Des belvédères placés stratégiquement le long du parcours permettraient ainsi de tracer un fil d’Ariane visuel le long du parcours en plus de laisser, tels les cailloux du Petit Poucet, des marqueurs d’intérêt qu’on voudra rallier en cours de route (surtout s’ils sont attrayants !).
Ensuite, j’estime qu’il faudrait suivre de plus près les lignes de désir qui traversent le circuit et amener les promeneurs là où leurs pas, après analyse sur place, semblent les guider. Notamment, contourner la Place Ville Marie m’apparait faire peu de sens, nonobstant des considérations légales et politiques ayant imposé un tel détour. Tout ceci nous rappelle la présence historique de sentiers entre la montagne et le fleuve, ces voies de communications étroites qui se sont constituées à l’usage, avec les pieds. En ce sens, la promenade Fleuve-Montagne pourrait aussi trouver le moyen de conserver la trace de ses promeneurs, à l’aide par exemple de surfaces modifiables ou de dispositifs interactifs sur lesquels inscrire leur passage.
Peut-être, enfin, faudrait-il miser sur un verdissement plus intensif pour atteindre tous ces objectifs et marquer plus clairement, en surplomb et en cours de route, le corridor vert qui relie naturellement le fleuve à sa montagne et la montagne à son fleuve.
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Guillaume Ethier est sociologue des formes urbaines. Il est chercheur associé au Centre de recherches interdisciplinaires en études montréalaises de l’Université McGill et à la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain. Sa thèse de doctorat en études urbaines lui a valu les prix Phyllis Lambert (thèse de l’année sur l’étude de l’architecture au Canada) et Jean-Pierre- Collin (thèse de l’année en études urbaines réseau Villes Régions Monde). Il a récemment publié le livre Architecture iconique : les leçons de Toronto (PUQ, 2015) et dirigé l’ouvrage collectif Le spectacle du patrimoine [The Spectacle of Heritage], PUQ, 2017). Ses recherches actuelles portent sur la régénération urbaine par la culture et l’urbanisme tactique.
** Les opinions émises dans ce texte ne représentent pas nécessairement celles de Kollectif **