MANIFESTE | Reconstruire doucement | Partie 1 : Vers une ville transitoire
Signataires
Maxim Bonin, Emilie Gagnon, Pierre Moro-Lin
Cofondateurs, coopérative de design Le Comité
Nos villes, nos municipalités et nos rues sont frappées par une grave crise sanitaire. L’actualité témoigne du vide ressenti: des places publiques désertées, des manifestations artistiques annulées et les rapprochements sont prohibés. Les sphères économique, politique, sociale et culturelle de nos sociétés contemporaines éclatent. Au centre de ce chaos, l’humain. Certes, la vie reprendra. Une résilience déjà historiquement manifestée depuis des siècles prend forme. Ce manifeste a pour mission de fournir des pistes de réflexion pour la suite du monde. Ce qui nous attend. Ce que nous ne connaissons pas encore.
Les grandes métropoles et capitales du monde globalisé sont secouées: Madrid, Milan, Paris, Londres, New-York, Toronto et Montréal ne sont pas épargnés. Au coeur de la propagation de la COVID-19, on remet en question la sécurité des infrastructures de nos grands centres urbains dans une pandémie déjà bien amorcée. Une fois de plus, on réfléchit à retardement. En mode réaction, nous remettons en question le système qui nous a mené jusqu’ici. Cette fois-ci, serons-nous prêts à une réatirculation complète des sphères qui constituent le monde contemporain tel que nous le connaissions?
Alors que les travailleurs de la santé sont au front et que les services et commerces essentiels sont maintenus pour assurer un fonctionnement minimal de notre société, certains d’entre nous avons le luxe de réfléchir. Malgré l’anxiété généralisée que laisse planer la COVID-19, d’affirmer que rien ne sera plus possible dans un monde post-pandémie serait de la pure victimisation. De penser que nous pourrons reprendre nos vies et nos habitudes là où nous les avions laissées relèverait d’une profonde naïveté. Cette crise vécue à l’échelle du globe pourrait-elle être le point de départ d’une transformation profonde de l’ensemble des sphères économique, politique, sociale et culturelle? Quel avenir pour la globalisation et la libre circulation des capitaux? Nos milieux urbains pourraient-ils devenir les premiers viviers de cette grande mutation post-pandémique? Permettons-nous de réfléchir à de profonds changements pour reconstruire doucement.
Ce manifeste se présente sous la forme du triptyque suivant et dont la publication se fera graduellement au cours des prochaines semaines:
- Vers une ville transitoire
- Vers une ville sociale
- Vers une ville coopérative
1- VERS UNE VILLE TRANSITOIRE
Réarticuler le développement urbain
Depuis quelques semaines les territoires et espaces publics des grandes villes du monde sont remis en question. Un article paru récemment dans Azure Magazine propose une relecture du concept de densité urbaine sous la loupe de la pandémie. Dans cet article, Stefan Novakovic soulève les inquiétudes reliées à l’amalgame entre la densité urbaine et la vitesse de propagation d’un virus. L’auteur affirme ainsi que la résilience des villes se positionne justement dans cette densité urbaine qui favorise la mise en place d’infrastructures médicales, de communication et de transport permettant de réagir rapidement dans un contexte de crise sanitaire. Si ces ressources sont disponibles dans les villes, c’est parce que l’on y observe la circulation d’une forte densité d’individus et de capitaux et qu’une quantité suffisante de citoyens justifie les investissements dans des infrastructures permettant de répondre à des besoins en matière de santé publique, de transport collectif et actif et de vie culturelle.
À la lumière de l’article de Novakovic, devrions-nous plutôt interroger la capacité de nos organisations politiques à prendre les mesures nécessaires, et ce, rapidement pour mieux anticiper et/ou contrer une pandémie avant de mettre le tout sur le dos de la densité urbaine? Parce que oui, bien que les infrastructures de nos villes se veulent un service aux citoyens, ils sont également des enjeux que les partis politiques s’approprient selon un programme électoral. C’est ici que ça se corse: l’articulation entre les infrastructures urbaines et les domaines politiques et économiques freinent depuis trop longtemps leur lien avec développement urbain, design et architecture. Peut-on encore se permettre une telle articulation, alors que les notions d’aménagement et d’espaces sont au centre de ce que nous vivons actuellement à différents degrés: le confinement?
Cette réflexion sur les impacts de la densité urbaine, lancée par plusieurs médias aux États-Unis dont entre autres le New York Times et le Washington Post, devrait susciter une vive inquiétude chez les designers, architectes et urbanistes qui repenseront les grands centres urbains après la pandémie. Le discours médiatique s’enflamme sur la densité des villes comme étant une cible de choix dans le contexte actuel. Les conséquences de l’omniprésence de ce discours qui donne un nouveau souffle à l’étalement urbain pourraient être aussi désastreuses que la pandémie en soi, si l’on considère l’ampleur de la crise climatique, beaucoup plus sournoise, que nous traversons depuis les dernières années. Le pouvoir du discours médiatique d’une part jouera un rôle important sur la population dans sa capacité à comprendre les enjeux sous-jacents au sensationnalisme de l’anxiété. Ce ne serait pas surprenant d’observer une migration importante de gens des grands centres urbains vers les banlieues périphériques. L’appropriation de cette anxiété par le discours politique pourrait ainsi justifier la mise en place de politique se rapprochant dangereusement de l’étalement urbain. À titre d’exemple, le troisième lien entre la rive sud et la Ville de Québec prôné par l’administration Legault pourrait trouver appui auprès de la population de cette région qui verrait la mise en place de solutions alternatives de transport en commun comme étant anachronique à la situation de la crise sanitaire que nous traversons actuellement.
La solution? Premièrement, il serait hâtif de proposer une analyse critique de la situation actuelle. Aucun recul ne peut se faire puisque nous avons les pieds, les mains (aussi propres qu’elles soient) et la tête dans l’une de pire crise sanitaire vécue par nos sociétés contemporaines. Nous pouvons émettre des mises en garde, des opinions, etc. Penser que la solution se matérialise à l’heure actuelle serait beaucoup trop précipité, mais des pistes de réflexion semblent vouloir émerger.
De l’espace transitoire à la ville transitoire
Alors que les parcs, les rues et les trottoirs jouent un grand rôle dans le maintien d’une bonne santé mentale des citoyens qui y circulent à peu près librement dans le contexte actuel, que pouvons-nous retirer de cette situation?
À Montréal, le développement exponentiel de certains quartiers de la ville tels que le périmètre du Quartier des spectacles, le Mile-end et Griffintown a entrainé un embourgeoisement de ces secteurs et le foisonnement de projets immobiliers d’envergure. En parallèle, des places publiques et des installations artistiques éphémères ont poussé ici et là suivant les tendances internationales en matière de place making, d’espaces transitoires, de placottoirs urbains et etc. Les derniers efforts de valorisation des quartiers de l’est de l’Île de Montréal mis en place par l’administration Plante tendent à géographiquement décentraliser les politiques et plans particuliers d’urbanisme dans la métropole. Et cette tendance devrait s’accélérer au cours des prochains mois et années si l’on souhaite promouvoir une vie de quartier et amplifier le localisme en matière de consommation, et ce, même dans les grands centres urbains.
Dans un contexte où l’on souhaiterait une prolifération des espaces verts, moins de densité et davantage de développement de projets en périphéries de la ville, le rôle des transports actifs et des transports en commun devient central, et ce, en considérant les quatre saisons telles que nous les traversons au Québec. Une randonnée de ski de fond de la Place des Festivals à la Promenade Bellerive? La Sainte-Catherine enfin piétonne à l’année? Oui! C’est par la prise en compte de toutes les formes possibles de circulation des individus et en n’en favorisant l’émancipation dans les prochaines politiques de développement urbain que l’on pourrait penser plus adéquatement le territoire urbain. Plus de vélo, de piétons, de tramway, d’autobus, de lignes de métro et plus de possibilités de transports actifs en hiver. On pourrait penser que de favoriser de meilleurs moyens de déplacement d’un quartier à l’autre éviterait un engorgement des principales lignes de transport en commun et stimulerait les microcosmes économiques à l’échelle des quartiers. Passer par le Mont-Royal en raquettes pour se rendre au travail? Prendre le petit déjeuner sur Fleury Ouest avant de descendre le premier axe complètement piéton du nord au sud et se rendre au Parc Jean-Drapeau? Oui! À l’heure actuelle, ces projets de développement ne devraient pas se retrouver au second plan, mais être considérés comme de véritables enjeux de santé publique aux impacts directs sur la qualité de vie des citoyens des grands centres urbains.
Ainsi, on pourrait penser qu’une meilleure articulation entre les enjeux reliés à la santé publique et les disciplines de l’urbanisme, du design et de l’architecture pourrait ouvrir de nouvelles voies de développement en matière de création et d’aménagement non plus d’espaces transitoires mais d’une ville complètement transitoire, en constante circulation, d’un quartier à l’autre, d’une place publique à l’autre, d’un événement à l’autre, d’un rassemblement à l’autre. Une ville aux multiples microcosmes économiques et culturels entre lesquels nous pourrons circuler plus facilement et plus librement. Pour y arriver, il faut reconstruire doucement.”