Actualité 12.03.2016

Lettre ouverte à propos du recyclage de l’autoroute Bonaventure

Guillaume Éthier

Structure sur pilotis de l’autoroute Bonaventure | Source : Guillaume Éthier

(*) Les propos mentionnés dans cette lettre ouverte n’engagent que son auteur.

Dernière sortie avant la démolition de l’autoroute Bonaventure?
Guillaume Ethier, Ph. D.
Stagiaire postdoctoral, Institut d’études canadiennes de McGill

Les résultats préliminaires d’une étude sur la perception de la frontière entre Griffintown et le Vieux-Montréal révèlent que la structure sur pilotis de l’autoroute Bonaventure est une barrière, mais aussi un point de repère dans la ville, et que sa reconversion partielle en terrasse plantée serait potentiellement attractive

En 1968, un groupe de citoyens new-yorkais parvenait, au terme d’un vigoureux combat, à bloquer pour de bon la construction d’une autoroute surélevée devant couper la pointe sud de Manhattan en deux cadrans, et détruisant sur son passage un cadre bâti logeant 2 000 familles et 800 entreprises. Imaginez un peu la surprise de ces militants, l’urbanologue Jane Jacobs en tête, si on leur avait appris qu’un jour, à Montréal, des gens se réclamant de leur vision de la ville tenteraient d’empêcher la destruction d’une portion d’autoroute surélevée! C’est pourtant avec le même souci d’encourager une urbanité complexe et animée que ces deux groupes agissent, au-delà de cette apparente contradiction. Car une fois construites, ces lourdes infrastructures de transport sont devenues, à Montréal comme ailleurs, de véritables cicatrices urbaines dont il fallut repenser la pertinence lorsqu’elles arrivèrent à la fin de leur vie utile. Face à ce choix, la Ville de Montréal a décidé dans les années 2000 de transformer le tronçon de l’autoroute Bonaventure situé au nord du canal Lachine en boulevard urbain. Or, tandis que la démolition de l’accès principal au site d’Expo 67 s’amorcera à la mi-mars de 2016, certains se demandent aujourd’hui s’il ne faudrait pas considérer, à l’instar de plusieurs métropoles internationales (New York, Paris, Séoul), la conversion de cette infrastructure de transport en une autre fonction favorisant l’animation urbaine.

Un tel scénario a refait surface dans les dernières semaines. Le projet porté par La Pépinière & Co et un regroupement de citoyens s’inscrit dans la continuité du Projet Bonaventure, mais propose qu’en sus de construire une série de lieux publics paysagers au centre du boulevard, une section de la structure sur pilotis soit conservée pour en faire, au niveau de la travée, une terrasse plantée et un observatoire de ville. L’ouvrage de béton servirait également de canopée sous laquelle pourraient se dérouler de nombreuses activités telle que la tenue d’un marché public. L’idée, en somme, consisterait à bonifier le projet d’entrée de ville d’un lieu animé et attractif pour les riverains, le tout permettant par ailleurs de recycler un morceau d’histoire de Montréal. Si l’on fait pour instant abstraction des conditions de faisabilité technique d’une telle conversion, force est d’admettre que ce projet de belvédère porte à réfléchir sérieusement au destin immédiat de cette structure, surtout en face de son imminente démolition.

Dans le concert d’opinions exprimées sur cette proposition de dernière minute semble flotter une certaine indétermination sur deux points en particulier : la capacité réelle du projet à engendrer le niveau d’animation souhaité et nécessaire à son bon fonctionnement, et l’appréciation réelle de cette structure de béton par les riverains, d’abord, et par les Montréalais ensuite, voire à tous ces touristes appelés, à terme, à converger vers ce lieu d’activité.

Sur le premier point, donnons provisoirement le bénéfice du doute à l’un des instigateurs du projet, l’organisme sans but lucratif La Pépinière & Co, qui a récemment montré sa capacité à animer, à peu de frais, des espaces urbains sous-exploités comme les Jardins Gamelin ou le Village au Pied-du-Courant. Le deuxième point, qui n’est que superficiellement séparé du premier, soulève quant à lui des interrogations importantes : veut-on vraiment conserver une structure qui, conjointement avec le viaduc ferroviaire du CN, a longtemps divisé le tissu urbain au sud du centre-ville en deux, en plus de constituer le symbole du triomphe de l’automobile dans la seconde moitié du XXe siècle? Vaudrait-il mieux, en somme, effacer complètement la fracture urbaine que constitue l’autoroute dans sa forme actuelle, ou bien en conserver une partie susceptible de remplir le « vide » laissé par son avulsion? C’est ici qu’une étude amorcée récemment sur la connexion entre Griffintown et le Vieux-Montréal pourrait apporter quelques données fraiches pour répondre à ces questions. Je précise d’emblée que cette recherche postdoctorale est menée de manière autonome, qu’elle est toujours en cours, et que sa portée réelle dépasse largement la question spécifique abordée ici. N’empêche, la teneur du débat actuel me pousse à en dévoiler quelques aspects propres à alimenter la réflexion.

Dans le cadre d’un projet de recherche sur l’aménagement des espaces interstitiels dans les villes contemporaines, j’ai entrepris en 2015 d’étudier le cas complexe du corridor Bonaventure où s’empilent les infrastructures de transport dans un tissu urbain dense et se développant à un rythme fulgurant. Un des volets de cette étude consiste à recueillir des parcours commentés entre des points éloignés dans Griffintown jusqu’au Vieux-Montréal et en sens inverse, une méthode permettant d’analyser la perception en mouvement (et non pas en surplomb) d’individus dans un environnement urbain. Puisque j’ai déjà dépassé le seuil minimal de parcours commentés que suggère la littérature scientifique (Thibaud, 2001), et comme j’ai pu, au moment du retour sur activité, exposer les participants (résidents et non-résidents du secteur) aux deux propositions de réaménagement dont il est question ici, il m’a semblé pertinent de révéler de quelle façon ils perçoivent le secteur de l’autoroute Bonaventure dans son état actuel et dans ses évolutions potentielles.

Il ne fait aucun doute, dans un premier temps, que la perception de l’autoroute sur pilotis telle qu’elle existe aujourd’hui est largement négative. On déplore sa vétusté, et elle est généralement conçue comme une barrière, une frontière impénétrable qui invite à tourner les talons plutôt qu’à passer d’un quartier à l’autre. La déstructuration avancée du secteur semble même suggérer que plusieurs non-résidents ne savent pas, cognitivement, que le Vieux-Montréal, la Cité du multimédia et Griffintown se jouxtent. Or, il semble par ailleurs que l’autoroute n’est pas seulement perçue comme une limite territoriale, mais constitue aussi, pour environ le tiers des participants à l’expérience, un point de repère dans la trame urbaine, c’est-à-dire un objet qui aide à l’orientation, marque la distinction d’ambiance entre les quartiers et présente des qualités sculpturales non négligeables. D’ailleurs, plusieurs problèmes liés à l’autoroute semblent surtout être liés à la circulation automobile (bruit, odeurs, traversées sinistres, malaise kinesthésique sous la travée passante), une situation à laquelle la conversion en terrasse plantée propose justement de pallier.

Les marcheurs, fraichement exposés à ces lieux, sont ensuite appelés à réagir à la vue de projections 3D présentant les deux variations de réaménagement. Le Projet Bonaventure de la ville de Montréal, tout d’abord, fait l’objet d’un large consensus selon lequel l’intervention va transformer positivement le secteur. La mise en valeur des passages sous le viaduc du CN, notamment, mais aussi la présence de la verdure, des œuvres d’art public ainsi que l’ouverture des dégagements visuels sont autant de points positifs soulignés. Or, on craint du même souffle que l’espace public central demeure sous-utilisé, notamment parce qu’il sera bordé de routes achalandées, mais aussi parce peu d’incitatifs ne semblent vraiment inviter les piétons à s’y rendre, du moins dans sa forme schématique actuelle.

À l’opposé, le projet de recyclage d’une petite partie de l’autoroute Bonaventure vient répondre à certains de ces enjeux, et est généralement considéré comme une variation plus intéressante que la précédente. On perçoit en effet le potentiel attractif de la structure sur pilotis, la dimension durable du projet sur le plan patrimonial, en plus de reconnaitre que la tendance mondiale va plus dans le sens d’une telle intervention misant sur l’animation urbaine. Des réserves importantes sont cependant soulevées quant à sa réalisation. On souligne par exemple le danger de créer un espace clos suscitant l’insécurité si la vie urbaine ne se développait pas au niveau souhaité dans les aires riveraines. Il est également souligné que le court tronçon d’autoroute qu’on tente de conserver ne constitue pas un parc linéaire à proprement parler, et que la fonction déambulatoire d’un High Line, par exemple, ne serait pas reproduite ici, ce qui n’est pas, précisons-le, l’intention des instigateurs du projet de belvédère.

N’empêche, ces résultats provisoires semblent indiquer que Montréal a peut-être entre les mains une structure qui pourrait constituer, suivant un réaménagement adéquat et un programme d’animation efficace, un trait d’union important entre le passé et le futur de la ville, ainsi qu’un lieu emblématique, voire photogénique, reliant des quartiers dont tous les acteurs en présence souhaitent le remaillage. Or, contrairement aux luttes contre les autoroutes surélevées dans les années 1960, celle-ci est irréversible, car en matière de patrimoine urbain, on ne démolit qu’une seule fois, d’où la nécessité de bien réfléchir avant de mettre au sol cette potentielle cathédrale de béton.

Thibaud, Jean-Paul. (2001). La méthode des parcours commentés. In M. Grosjean & J.-P. Thibaud (Eds.), L’espace urbain en méthodes (p. 79-99). Marseille : Éditions Parenthèses.”

Source : Guillaume Éthier