“Odile Decq, artiste ou architecte?”
Critique de la Master Classe
9 avril 2014
J’ai eu l’opportunité d’assister à la Master Classe d’Odile Decq, organisé par Index Design dans les locaux d’Espace Infopresse rue Saint-Laurent, ce 8 avril dernier. Malgré une orientation primaire du sujet de la soirée par la maître de cérémonie, Odile Decq a réussi à formuler son discours pour nous dresser un autoportrait passionnant de la pratique architecturale. Dès le début de la période de question un jeune architecte proposait l’énoncé selon lequel les professionnels du domaine ne devraient pas se considérer comme des artistes, ce à quoi elle a répondu être en accord, sous prétexte que l’artiste travaille à partir de soi-même quand l’architecte lui, exerce selon des contraintes et des clients. Cette perception est à mon sens erronée, particulièrement en considérant que l’architecture est le premier des grands arts, parce qu’elle nous éloigne du vrai débat, soit la place de la démarche artistique dans un processus de conception. Si l’artiste doit répondre à une commande d’œuvre (ex : politique du 1%), il se retrouve dans la même situation que l’architecte dans la plupart de ses contrats et vice-versa, si l’architecte crée un objet de son propre chef, il obéit alors à sa propre commande et travaille par conséquent à partir de soi-même. Je crois qu’Odile Decq ne se plaît tout simplement pas à se définir comme une artiste, parce que trop complète dans sa pratique et capable d’opérer tant les facettes créatrices que techniques d’un projet de construction. Il devient donc essentiel de définir deux aspects de son discours, soit la création et la démarche qu’elle emprunte pour y arriver.
La création dans sa plus pure expression est celle qui ne se soumet qu’aux lois de la physique et du temps, un niveau encore très loin d’être atteint par l’homme, ce qui revient à dire qu’il n’y a que l’évolution qui peut se vanter de créer sans contraintes ou partis pris. L’autre extrême serait une commande contrôlée dans tous ses aspects (exemple : dessiner une ligne droite de 3 centimètres, noir, d’un point, sur une feuille blanche standard, placée à l’horizontale). Il faut donc voir la conception comme une échelle qui s’étend de la création pure à la commande concrète, tout ce qui se retrouve entre les deux se positionne en fonction du nombre de contraintes et partis pris qui se rattachent au projet. Peu importe la pratique de laquelle un concepteur se défend, la création reste ce qu’elle est, dans une humilité nécessaire et évidente proposée par le monde dans lequel nous vivons.
Vient ensuite la démarche du concepteur, qui consiste à prendre la responsabilité identitaire de son projet. Cette dernière est essentielle à la formulation significative d’un concept, en considérant que le geste s’inscrira dans le patrimoine plutôt que dans un mouvement de mode ou d’esthétisme. Les architectes doivent prendre conscience de l’importance d’avoir une démarche artistique conséquente, ce qui détonne un peu avec l’intention apparente de la question originalement posée sur la différence entre artiste et architecte. Dans le cas D’Odile Decq, il est clair que la démarche est au centre de sa pratique, pour preuve des dizaines de projets qui ont littéralement créé la tendance et ce, depuis plusieurs années. Selon ce qui m’a été possible de saisir, je dirais qu’Odile Decq fonctionne de la façon suivante : elle prend connaissance du projet et décide si ce dernier l’intéresse et répond à son identité de créateur, elle se nourrit ensuite du sujet pour se rendre disponible à l’inspiration en y apposant immanquablement son bagage de concepteur, son historique et ses partis pris, pour ensuite concrétiser son intention de design avec ses méthodes de travail. Elle est donc une artiste multidisciplinaire (arts visuels + géométrie + sociologie + mathématiques), mais qu’en est-il de sa démarche et de la distinction entre interdisciplinarité et pluridisciplinarité qui s’y rattache?
Si quelqu’un dans l’histoire connue a réussi à faire fi de toutes les traditions pour tenter de s’approcher le plus possible de la création pure, il s’agit bien de Léonard De Vinci. Sans se contraindre à appliquer les dogmes d’une pratique, il a confondu les barrières en se permettant de jouer dans les deux seuls domaines de création: les sciences et les arts. Par exemple, en voulant créer ses machines volantes, l’inventeur ou concepteur a dû utiliser différentes pratiques scientifiques et artistiques, la plupart comblées par la très particulière nature multidisciplinaire de l’artiste et parfois, par d’autre «professionnels» selon les besoins du projet. En ne s’arrêtant pas à la case dans laquelle devait tomber son concept il a mis sur pieds certains des plus merveilleux exemples d’œuvres pluridisciplinaires jamais proposés, un ouvrage qui continu d’inspirer les créateurs du monde entier. Son héritage démontre bien que l’objectif global est nécessaire à la pluridisciplinarité, il faut avoir le but de créer un certain dispositif, un objet culturel et ne pas se laisser contrer par les traditions des pratiques. Ce qui vient tout à fait appuyer l’idée que la vraie nature de la créativité consiste à sortir des sentiers battus.
On peut donc conclure, réflexion à l’appui, que dans un concept qui implique plusieurs domaines de compétences le concepteur peut être multidisciplinaire ou non, que la démarche est systématiquement interdisciplinaire parce qu’elle consiste à mettre plusieurs têtes sur un objectif précis et tangible (exemple : un détail de conception) et que c’est la nature du projet qui détermine s’il doit être qualifié de pluridisciplinaire. Si l’objectif est de créer un bâtiment avec une salle multi et un hall, le projet et la démarche sont interdisciplinaires. Par-contre si l’objectif est de créer une machine volante pour l’utiliser dans une performance d’art contemporain, l’objet est pluridisciplinaire mais l’œuvre présentée demeure interdisciplinaire. Le pluridisciplinaire serait donc une façon de dire: avoir une approche «Léonard De Vinci» de la création. Je coirs sincèrement qu’Odile Decq peut se revendiquer de ce calibre, qu’elle est un exemple vivant de ce qui doit être considéré comme un créateur des plus hauts échelons. Selon ce qu’elle nous a témoigné hier, elle tombe définitivement dans la définition qu’en fait cet article.
Odile Decq peut se permettre de ne pas se considérer comme une artiste, parce que son ouvrage témoigne d’un engagement total dans ses concepts. La définition de sa démarche est empreinte de responsabilité et c’est pourquoi on lui reconnait une signature, malgré la grande diversité de formes utilisées sur ses objets et bâtiments. La création et le positionnement sur son échelle par-contre, sont identiques pour tous les domaines artistiques et scientifiques y compris l’architecture. Ce qui devient inquiétant dans un parti pris comme celui-là est la déresponsabilisation des architectes face à la création, que ces derniers se permettent d’intervenir en ne se basant que sur la mode et les tendances. Il est essentiel que les professionnels prennent conscience de l’immense responsabilité qu’ils ont vis-à-vis le patrimoine d’une société. Ce qu’Odile Decq réussi à opérer est au carrefour de l’enjeu créateur, particulièrement quand il requière un investissement significatif, et doit se retrouver autour des tables à dessin de la plupart des firmes au Québec. On dit que la province ne se soucie pas assez de la qualité de ses environnements bâtis mais la solution à cette problématique se retrouve dans la créativité des concepteurs et non pas dans l’envergure des budgets. Elle doit est être saisie pour sa nature et concrétisée à l’intérieur d’une démarche «artistique et scientifique» ou pour faire plaisir à la grande dame qu’est Odile Decq, dans une démarche «architecturale». Je veux bien lui concéder le titre de case à part pour son génie, mais vous avez chers amis concepteurs, beaucoup de chemin à parcourir pour vous rendre à ce stade et pour avoir le droit de vous identifier comme tel.
Mathieu Barrette,
auteur et metteur en scène.”
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(Photo: Mathieu Barrette)