Premièrement, il y a deux types de stagiaires…:
En effet, il y a le stagiaire-étudiant et le stagiaire-gradué mais dans les deux cas, je crois sincèrement qu’ils doivent être rémunérés. Si un employeur a décidé d’engager un stagiaire (étudiant ou gradué), c’est qu’il l’a passé en entrevue, qu’il juge que ce dernier est “minimalement” fonctionnel dans son agence (i.e. connaît les fonctions de bases d’AutoCAD par exemple) et qu’il peut ainsi contribuer positivement à un projet. Sinon, pourquoi l’embaucher?…
Deuxièmement, clarifions un autre élément: selon le site internet de la Commission des normes du travail (voir lien):
“Les exceptions
Certains salariés sont exclus de l’application de la norme sur le salaire minimum. Ce sont :
- l’étudiant employé dans un organisme à but non lucratif et à vocation sociale ou communautaire, comme un organisme de loisirs ou une colonie de vacances;
- le stagiaire dans un cadre de formation professionnelle reconnu par une loi;
- le salarié entièrement rémunéré à la commission qui travaille dans une activité à caractère commercial en dehors de l’établissement et dont les heures de travail sont incontrôlables.”
Alors cela veut dire qu’un bureau d’architecture n’est pas tenu, légalement, de rémunérer un stagiaire-étudiant qui bosse dans son agence l’été. Par stage d’été, entendons-nous: ce n’est pas un stage d’une semaine durant la période estivale mais bel et bien un stage qui débute peu après la fin de la session en avril jusqu’au mois d’août.
Qu’en est-il alors du stagiaire-gradué? Pourrait-il effectué les 3720 heures requises dans le “Programme de stage en architecture” (PSA) sous le joug de la loi? Disons que c’est un sujet qui demeure officiellement nébuleux. Lorsque j’étais vice-président de l’Association des stagiaires en architecture du Québec (ASAQ) au début des années 2000, nous voulions changer notre titre de “stagiaire en architecture” à “architecte stagiaire” pour éviter les stages non-rémunérés post-graduation. Cependant, nous nous étions butés à un refus de l’Ordre des architectes du Québec (OAQ) sous le prétexte que le mot “architecte” est un “titre réservé” selon les modalités de la Loi sur les architectes (article 15):
“15. Quiconque, sans être inscrit au tableau:
[…]
b) prend le titre d’architecte, soit seul, soit avec quelque autre mot;
[…]
commet une infraction et est passible, pour chaque infraction, des peines prévues à l’article 188 du Code des professions (chapitre C-26).
Rien au présent article n’empêche une personne qui, le 1er février 1974, était architecte-paysagiste et s’intitulait comme tel, de continuer à porter ce titre.”
…et revenons alors au début.
Je reprends ici les énoncés que j’ai fait sur la page Facebook de Kollectif le 2 mars dernier suite à la parution de l’article suivant dans la section Affaires du journal La Presse:
“Le ton monte contre les stages non rémunérés”
Mes deux énoncés sur Facebook ont été les suivants:
“MESSAGE POUR LES STAGIAIRES EN ARCHITECTURE POUR CET ÉTÉ:
Ne jamais, jamais, jamais accepter un stage-bénévole dans une agence d’architecture.
Bien que l’on vous offre une expérience de travail, ce n’est certainement pas le standard dans l’industrie actuellement. De plus, pour reprendre une expression de l’article, ce n’est pas du tout le type de “contrat social” que la communauté architecturale devrait adopter.
Je sais bien que ces offres de stages non-rémunérés existent dans certaines agences de “Starchitectes”, notamment en Europe, mais je considère cette approche inacceptable ici.”
Et j’ai rajouté dans la section “commentaires” de Facebook:
“Ce qui m’a interpelé dans cet article, c’est que j’ai des amis qui ont déjà bossé pour des “starchitectes” en Europe pour un salaire minable. Oh oui, tu peux bien indiquer dans ton CV que tu as travaillé pour telle ou telle grande agence en retour. Mais pendant ce temps, tu vis avec 10 colocs, tu bouffes des pâtes 7 jours sur 7, etc. (je caractérise mais vous comprenez…).
Une telle attitude/approche me frustre sur plusieurs niveaux:
1) Cette approche de stages-bénévoles me rappelle celle utilisée notamment dans les domaines de la mode et de la pub. Par exemple, si jamais tu oses te plaindre de tes conditions de boulot, eh bien la réponse est: “Tu sais quoi, si tu n’es pas content mon p’tit stagiaire, il y en a 20 autres qui sont prêts à prendre ta place”. Bel environnement de travail, surtout que tu travailles gratuitement pendant que le patron récolte l’argent…
2) Les architectes se plaignent constamment qu’ils aimeraient plus de respect de la part de leurs clients, du grand public, etc. Mais de l’autre côté, nous ne prenons même pas la peine de respecter NOS potentiels futurs employés, NOS futurs collègues. Si on se respectait nous-mêmes, nous serions peut-être plus conséquent non?
3) Avez-vous déjà entendu parler d’un bureau d’ingénieurs qui ne payait pas (ou peu) ses stagiaires? Pas moi en tout cas, même dans les plus réputés de la planète…”
Cela a fait beaucoup réagir. J’en ai appris pendant ce temps sur les mœurs d’embauche dans d’autres pays (Merci Léa-Catherine, Isabelle et Henry) ainsi que dans d’autres professions en design (Merci Patrick, Anne, Arto et Diane) alors vous trouverez ci-dessous une genèse de ma réflexion “post-Facebook” des derniers jours sur le sujet.
Tout d’abord, tel que mentionné, je crois que les stages d’été non-rémunérés ne sont pas le standard dans la communauté architecturale du Québec. À l’époque où j’avais effectué, en tant qu’étudiant, mon stage d’été en architecture au début des années 2000, j’étais payé au-dessus du salaire minimum même si je n’avais aucune expérience dans le domaine (à noter que je n’ai pas fait une technique en architecture au CÉGEP). Mais je me débrouillais bien sur AutoCAD, où dans le temps, les ordinateurs n’étaient pas coutume dans les ateliers de l’école d’architecture! À noter que tous mes amis et collègues de ma promotion en architecture ont effectué des stages rémunérés, que ce soit à titre de stagiaire-étudiant ou stagiaire-gradué.
Cependant, il y a déjà eu des périodes d’exception, tel qu’au début des années ’90 lors de la dernière récession économique majeure au Canada: plusieurs étudiants et gradués ont alors accepté (de plein gré ou non) d’effectuer leur stage obligatoire gratuitement afin d’obtenir l’expérience et les “heures” nécessaires afin de pouvoir passer leurs examens d’admission et ainsi obtenir leur titre le plus rapidement possible. C’est aussi à cette époque que plusieurs gradués ont simplement changé de domaine et n’ont jamais pratiqué en architecture…
À ce stade-ci de l’éditorial, peut-être vous vous dites: “Mais pourquoi toute cette polémique maintenant? Ce n’est pourtant pas un standard dans l’industrie!”
Voyez-vous, dès le mois de mars, les étudiants commencent déjà à solliciter des agences d’architecture pour effectuer un stage d’été alors le “timing” de cet éditorial est stratégique. De plus, il y a quelques années, une firme de Montréal (dont je vais taire le nom) a affiché dans la section “Emploi” de Kollectif une offre de stage de quelques semaines, à réaliser de manière bénévole. J’avais eu une discussion assez houleuse avec l’architecte en question mais à la fin, j’avais abdiqué et l’offre d’emploi était restée sur le site. A-t-il trouvé le ou la stagiaire demandé? Peu importe maintenant… Mais en 8 années d’existence, c’est la seule offre de ce type que j’ai publié: et afin que cela en reste ainsi, la section “Emploi” arbore désormais la note suivante: “Les offres de stages non-rémunérés ne sont pas acceptées sur ce site“…
Alors quoi rajouter de plus?
Voici:
4) Cet article dans Dezeen est intéressant car il démontre que certains pays comme le Japon ont une longue tradition de stages-bénévoles en agence. Soit. Cependant, il fait également remarquer qu’en 2011, le Royal Institute of British Architects (RIBA) a adopté, avec Archaos, l’association nationale des étudiants en architecture, une politique de salaire minimum obligatoire pour l’embauche de tout étudiant en architecture afin d’éviter les stages non-rémunérés (voir lien).
5) La transmission des connaissances en architecture s’est toujours basée sur le principe de mentorat, que ce soit des maîtres-maçons au Moyen-Âge par exemple ou dans le PSA d’aujourd’hui. Ce dernier implique trois personnes à la base: un stagiaire, un architecte superviseur et un mentor. À la page 7 du PSA, il est mentionné (voir lien):
“Architecte superviseur, mentor, ordre d’architectes
La profession d’architecte a le devoir d’aider les stagiaires à se préparer à la pratique de l’architecture. Elle s’en acquitte notamment par les rôles confiés à l’architecte superviseur et au mentor dans le Programme de stage en architecture.
L’architecte superviseur et le mentor ont tous deux, en vertu de leur rôle respectif, des responsabilités à assumer envers le stagiaire.”
Ainsi, j’ai le privilège, comme certain(e)s d’entre vous, d’être mentor d’un stagiaire en architecture et je prends cette responsabilité très à coeur. Je ne compte surtout pas mes heures à répondre à ses questions et ses inquiétudes car j’ai accepté de plein gré et en toute connaissance de cause: au fait, j’étais honoré qu’il m’ait sélectionné. Et tout ce que je lui conseille est dans SON intérêt à lui: pas le mien, pas celui de son employeur, SON intérêt.
Alors en tant qu’employeur (ou architecte-superviseur), ne serait-il pas, moralement, dans l’obligation de reconnaître la contribution de son stagiaire à l’avancement du projet, à la réputation de son bureau, en le rémunérant adéquatement pour le travail accompli? N’est-ce pas dans SON intérêt?
Si vous êtes un stagiaire-étudiant ou que vous venez de l’extérieur du pays, sachez ceci:
- Si à la fin du mois d’avril prochain, vous finissez votre 1ère ou 2e année du bacc. en design architectural, ne perdez pas votre temps et énergie à tenter d’obtenir un stage cet été car je crois que vous n’êtes pas encore prêt. Il faut une certaine maturité “architecturale” pour comprendre la logistique derrière un projet. Iriez-vous sur l’autoroute lors de votre premier cours de conduite?;
- N’attendez-vous pas à faire la conception d’un projet complet. Selon moi, les meilleurs concepteurs sont ceux qui connaissent leur technique ou du moins l’implication de celle-ci sur les coûts, sur l’échéancier du projet, sur le déroulement d’un chantier, etc. Rappelez-vous que vous êtes un stagiaire: vous avez donc tout à apprendre! Et même lorsque vous aurez eu votre sceau, vous aurez de la formation continue obligatoire à suivre afin de toujours maintenir et accroître votre niveau de connaissance! Vous commencerai peut-être avec la mise à jour de dessins CAD et dépendamment de vos aptitudes et les priorités du projet, vos responsabilités s’adapteront en cours de route;
- Posez des questions bordel! Votre implication dans un projet est courte par rapport à la durée du mandat de l’agence (3 mois de stage vs 2 ans de travail par exemple) et le rythme peut-être un peu débile, surtout à la veille des vacances. Bien que des petites fautes de votre part soient tout à fait normal (n’oubliez pas que l’employeur vous a engagé en toute connaissance de cause), des erreurs majeures peuvent avoir d’importantes conséquences sur un appel d’offres, la coordination au chantier, des négociations d’extras, etc. Gardez en tête qu’un dessin d’architecture, combiné au devis, est un document contractuel: omettre une virgule peut être sans conséquences mais effacer un paragraphe au complet pourrait être désastreux! Alors si vous n’êtes pas certain de quelque chose, dites-le!
- Enfin, voici un élément clé pour obtenir un stage: vous devez connaître AUTOCAD!!! Pas nécessairement le “maîtriser” mais au moins être familier avec ses fonctions de base. Par exemple, si vous ne connaissez pas comment travailler avec des X-REFS, ce n’est pas grave, on peut facilement vous le montrer! Mais si vous ne savez pas comment dessiner une ligne par exemple, là c’est problématique: votre stage d’été est court, alors une agence n’a donc pas de temps, d’énergie ni de ressources à vous dédier pour manipuler son outil principal de production!
En conclusion, nous devons tous nous questionner si le “prix” pour acquérir une première expérience en architecture vaut vraiment 0.00$ pour un stagiaire. Dans tous les cas, j’espère sincèrement:
- Que ce phénomène de “stages-bénévoles” n’est qu’une “tempête dans un verre d’eau”;
- Que face à cette pratique, les architectes démontreront une “solidarité architecturale” pour le bénéfice de la profession à court, moyen et long terme;
- Que cet article initial dans La Presse n’a pas mis en lumière une nouvelle tendance (ou tentation) dans le domaine au Québec…
Merci,
Martin Houle, architecte
Directeur-fondateur de Kollectif et ancien vice-président de l’Association des stagiaires en architecture du Québec (ASAQ)
P.S.: J’ai envoyé un brouillon de cet éditorial mardi dernier aux personnes concernées à l’Ordre des architectes du Québec (OAQ), à l’Association des architectes en pratique privée du Québec (AAPPQ) et à l’Institut royal d’architecture du Canada (IRAC) afin de connaitre leurs positions respectives sur le sujet.
Vous trouverez plus bas un extrait de la position de l’AAPPQ (via Jacques Bélanger, Directeur général intérimaire), une association de patrons de bureaux d’architecture: pour ce qui est de l’OAQ et de l’IRAC, leurs positions seront publiées la semaine prochaine!
“Montréal, le 06 mars 2014
Objet : Opinion relativement aux stages en architecture
Un étudiant et/ou un diplômé d’une école d’architecture qui sollicite un emploi auprès d’un bureau d’architecture doit être payé et surtout ne pas accepter de compléter son stage bénévolement.
Principalement, un diplômé stagiaire n’est pas un travailleur bon marché. Nos diplômés d’écoles sont des personnes biens formées, à la fine pointe des nouvelles techniques de productions et souvent de très bons concepteurs.”
Pour lire la lettre de l’AAPPQ dans son intégrité…
(*) Les propos mentionnés dans la section « éditoriale » de Kollectif n’engagent que son auteur.
(**) Vous désirez vous aussi publier un éditorial sur Kollectif? Voici les modalités!