Un texte de Grégory Taillon
Les centres commerciaux, longtemps symboles de modernité, connaissent depuis quelques années un déclin. Leurs taux d’inoccupation augmentent, alors que les grandes chaînes de magasins ferment leurs portes. Une telle situation pose de nombreux défis, mais représente davantage une opportunité qu’une problématique. Comment transformer les centres commerciaux en cœur de quartier?
C’est à l’architecte viennois Victor Gruen qu’on attribue généralement l’invention du centre commercial moderne. Son idée originale était toutefois bien différente du résultat qu’on connaît aujourd’hui. Dans sa réflexion, d’abord exprimée à travers une série de textes publiés dès le début des années 1950, Gruen était convaincu que les centres commerciaux devaient représenter davantage qu’une simple «collection de magasins». Pour lui, ce nouveau type de bâtiment devait combler l’absence de pôles sociaux, culturels et civiques dans les nouvelles banlieues, comme des satellites des centres-villes existants.
Malgré le grand succès de ses premiers projets, les promoteurs éliminent rapidement les programmes non commerciaux. Quelques années plus tard, avec du recul, l’architecte finit par admettre que son concept est un échec urbain et architectural. Les centres commerciaux sont d’importants consommateurs d’espace, en rupture avec leur environnement, dont l’accès sans voiture est difficile.
Un demi-siècle plus tard, ces lacunes restent les mêmes. Toutefois, un aspect important a changé. Avec l’étalement de la ville, les centres commerciaux, qui étaient implantés autrefois aux limites urbaines et sur des terrains de faible valeur, se retrouvent aujourd’hui à des endroits stratégiques. Au fil des ans, les différents réseaux de transport se sont adaptés pour en faire d’importants pôles dont on pourrait tirer davantage profit. À Montréal, par exemple, la construction du Réseau électrique métropolitain (REM) et le prolongement de la ligne bleue du métro vers l’est porteront à vingt le nombre de centres commerciaux qui seront situés à moins de 400 mètres d’une station, soit cinq minutes de marche.
Mais pourquoi ne pas simplement raser ces bâtiments d’une autre époque pour laisser place à de nouveaux développements? Plusieurs raisons peuvent justifier ce choix.
Sur le plan social, les centres commerciaux ont une grande importance. Ce sont d’excellents «troisièmes lieux», c’est-à-dire des lieux neutres, ouverts à tous, dont l’accès est gratuit et qui sont propices à la rencontre. Deux tranches d’âge ont particulièrement développé une relation avec cet environnement: les adolescents et les personnes âgées. Dans les deux cas, cela correspond à un besoin commun, soit de se regrouper et de s’évader de la solitude. Pour l’ensemble des visiteurs, plusieurs études ont démontré que l’environnement des centres commerciaux est propice à générer un sentiment de bien-être. Il permettrait, entre autres, de vider son esprit, de réduire la fatigue et d’augmenter sa concentration.
L’aspect constructif des centres commerciaux peut également justifier leur maintien. Bien que ce soit peu perceptible pour les visiteurs, leur structure est constituée d’une vaste grille permettant de facilement adapter et modifier l’immeuble au fil du temps. Leur simple démolition serait du gaspillage.
Il faut donc les faire évoluer tout en respectant les qualités sociales et culturelles qui s’y sont développées au fil du temps, notamment en tirant profit de leur grande flexibilité structurale. Deux pistes de développement sont à envisager: les stationnements et les attracteurs.
Les stationnements, tout d’abord, représentent la partie la plus simple à développer. Ils occupent une superficie importante qui coûte cher aux propriétaires, tout en rapportant très peu de taxes aux villes. Leur développement pourrait permettre d’intégrer de nouveaux programmes, essentiels à un cœur de quartier complet. Ces derniers amèneraient de nouveaux résidents et/ou travailleurs, qui assureraient une animation du secteur au-delà des heures d’ouverture habituelles des commerces, en plus de représenter une nouvelle masse critique de clients. Ce serait aussi l’occasion de retisser la trame urbaine, en reliant les rues environnantes aux entrées des centres commerciaux. L’accès en transport actif se ferait donc de manière plus fluide et agréable. Des espaces verts pourraient également être ajoutés. En plus de bénéficier à tous les gens du quartier, ils permettraient de réduire les îlots de chaleur et d’augmenter la perméabilité des sols.
L’autre piste de développement est plus complexe, mais offre un très grand potentiel. Il s’agit de revoir le rôle des attracteurs, nom donné aux magasins à grande surface situés aux extrémités des centres commerciaux (La Baie, Sears, Simons…). Jusqu’à présent, leur rôle profite uniquement aux centres commerciaux dans lesquels ils se trouvent. À l’interne, ils assurent le passage des visiteurs devant les plus petits commerces. À plus grande échelle, ils attirent des clients et génèrent un achalandage significatif.
Cela dit, avec les fermetures de plus en plus fréquentes des grandes chaînes, il faut trouver un moyen d’occuper les vastes locaux vacants que les bannières commerciales laissent derrière elles après avoir mis la clé dans la porte. C’est l’occasion idéale de revoir leurs fonctions pour qu’ils maintiennent leurs rôles initiaux « d’attracteur », tout en participant aux qualités urbaines.
Pourquoi ne pas les substituer par un centre sportif, une piscine municipale, un théâtre, un centre culturel ou une bibliothèque? Ces nouvelles fonctions profiteraient autant au centre commercial lui-même qu’au quartier dans lequel il se trouve en offrant de nouveaux services aux résidents et travailleurs avoisinants. Cet ajout permettrait du même coup d’attirer une clientèle variée, incluant des consommateurs potentiels qui n’auraient pas fréquenté le centre commercial autrement. On peut facilement imaginer un parent qui profiterait du cours de natation de son enfant pour aller magasiner, un couple qui irait casser la croûte avant un spectacle au théâtre, ou encore, une personne âgée qui irait jouer aux échecs à la bibliothèque avec ses amis rencontrés à la foire alimentaire du centre commercial.
C’est donc un retour aux principes de base de Victor Gruen, combinés aux méthodes actuelles de développement urbain, qu’il faut mettre en place pour générer des cœurs de quartiers complets dans des secteurs qui en sont généralement dépourvus.
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Photo: Laurence Gaudette
Grégory est candidat à la maîtrise en architecture à l’Université Laval, à Québec. Il est passionné par la relation entre l’architecture et les espaces urbains, ainsi que les enjeux liés au transport. Son implication dans la politique municipale montréalaise lui a permis de mieux comprendre les enjeux et les défis à relever en architecture et en design urbain. Membre du comité de gestion du Fablab de son école, il s’intéresse également au potentiel de l’architecture numérique et aux nouvelles méthodes de fabrication.
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