Actualité 09.10.2020

« Centrer afin de questionner »

Centre Canadien d’Architecture

Article :

“Chère lectrice, cher lecteur,

Dans une entrevue que nous publions aujourd’hui, Oussouby Sacko, architecte d’origine malienne aujourd’hui président de l’Université de Kyoto Seika au Japon, raconte l’expérience de son départ pour Nanjing, en Chine, au milieu des années 1980, pour pouvoir y étudier l’architecture. « L’héritage de l’époque coloniale », comme l’explique Sacko, est que les étudiants maliens étaient « [censés] recevoir l’enseignement d’ingénieurs de haut niveau pour [les] préparer à travailler sur des projets gouvernementaux et nationaux » et que « l’architecture relevait en quelque sorte du rêve ». Sacko poursuit en évoquant comment, alors que les villes africaines étaient frappées par une crise d’urbanisation dans les années 1990, « les architectes africains vivant à l’étranger [n’avaient] pas été véritablement parties prenantes dans l’élaboration d’une identité pour ces villes » et comment, même aujourd’hui, « tout ce que nous appelons “bâtiments d’identité africaine” est construit par les Chinois ». L’entretien, mené par Cole Roskam, est le premier d’une série de huit articles à être publiés cet automne et cet hiver et qui abordent certains aspects des travaux réalisés par les membres de notre projet de recherche Centrer l’Afrique : perspectives postcoloniales sur l’architecture – travaux qui s’interrogent sur comment faire pour, et ce que cela signifie de, placer l’Afrique au centre de l’histoire de l’architecture moderne.

Ce projet s’inscrit dans notre Programme de recherche multidisciplinaire, une série de projets collaboratifs conçue par le CCA avec l’appui de la Fondation Andrew W. Mellon. S’intéressant aux contextes subsahariens de l’après-indépendance, Centrer l’Afrique analyse et historicise le rôle de l’architecture dans les manifestations de la décolonisation, du néocolonialisme et de la mondialisation, tout en remettant en cause les méthodes établies et les conventions disciplinaires des études architecturales et urbaines. Lancé en 2018, le programme a été inauguré par un séminaire public à Addis-Abeba en mai 2019, suivi par le premier de trois ateliers et d’une table ronde publique au CCA en décembre 2019, laquelle a réuni les dix chercheurs sélectionnés et les chercheuses invitées Christina Sharpe, Anooradha Iyer Siddiqi et Itohan Osayimwese.

Mais que signifie au juste centrer? Cette question est particulièrement complexe lorsque l’on écrit des histoires de l’architecture parce que, comme Siddiqi l’a fait remarquer durant la table ronde, le fait d’écrire « s’appuie [traditionnellement] sur ce qui est raisonné, sur des choses qui possèdent un registre esthétique, que l’on peut mesurer et qui renvoient à une pratique documentaire ou conceptuelle projective qui est, d’une manière ou d’une autre, tracée ou écrite ». Elle soutient que l’Afrique, en revanche, « oblige à une reconnaissance hors de la notion d’espace essentialisable » dans la production de culture. Centrer, ici, n’est donc pas tant un argument sur la géographie qu’un argument sur la méthodologie et la positionnalité – un questionnement sur les façons de savoir et de découvrir. Avec des projets qui évoluent entre différents acteurs, typologies, géographies, méthodes et médias, les chercheurs de Centrer l’Afrique s’engagent sur le terrain de la pédagogie anticoloniale, des historiographies localisées et des pratiques archivistiques décoloniales dans une tentative de redonner une place centrale à des sujets et préoccupations marginalisés ou gommés.

Si le travail sur le terrain des membres a été ralenti par la COVID-19 – le groupe est réparti sur le continent en Ouganda, au Nigéria et en Afrique du Sud, ainsi qu’ailleurs dans le monde, en Inde, en Chine, en Allemagne, aux États-Unis et au Royaume-Uni –, leurs articles témoignent de la manière dont leurs recherches défont les sphères établies de connaissances. Dans un second article à paraître, Ikem Stanley Okoye se sert des pairs de bâtiments de différentes régions du Nigéria pour contrer l’idée selon laquelle l’architecture moderne en Afrique relèverait de la construction d’un imaginaire européen sur un tabula rasa de l’après-indépendance, et affirme plutôt que « la véritable histoire du modernisme africain commence bien avant la période postcoloniale ». Par la suite, Lukasz Stanek convertit des archives analogiques en fichiers numériques, reconstituant les plans de la Marine Drive à Accra, au Ghana, réalisés sous le régime colonial, puis par des urbanistes britanniques après l’indépendance et, finalement, par des architectes concurrents ghanéens, occidentaux et est-européens pendant la période du gouvernement socialiste de Kwame Nkrumah.

Mais, reprenant le point de vue de Siddiqi selon lequel la dimension non spatiale est essentielle dans l’historiographie de l’architecture africaine, les archives non architecturales figurent également dans les projets. Huda Tayob, par exemple, met l’essai « L’Algérie se dévoile » de Frantz Fanon, publié en 1959, en dialogue avec La Noire de…, film d’Ousmane Sembène réalisé en 1966 dans un Sénégal nouvellement indépendant, pour formuler une lecture du genre et de la race dans la ville en modernisation et du « cinématographique comme lieu d’archives spatiales incarnées de l’architecture moderne ». Dele Adeyemo, pour sa part, puise dans les archives du highlife, style musical éminemment ghanéen fusionnant des influences du champ territorial de l’esclavage, du colonialisme et de l’indépendance, pour élargir la connaissance des développements modernistes d’après-guerre en Afrique occidentale qui ne peuvent être contenus dans une archive architecturale. Dans les derniers articles de la série, Doreen Adengo analyse le Mary Stuart Hall à Kampala, en Ouganda, comme exemple du brutalisme africain; Rachel Lee et Monika Motylinska critiquent la notion d’infrastructure sociale dans un essai visuel sur l’hôpital Bugando à Mwanza, en Tanzanie; et Warebi Gabriel Brisibe et Ramota Obagah-Stephen étudient la culture matérielle de l’architecture domestique à Port Harcourt, au Nigéria, comme témoignage des luttes fondées sur la pratique menée par des individus subalternes en vue de la décolonisation.

Alors que leurs projets évoluent, les dix chercheurs travaillent également sur une initiative collective visant à réunir du matériel de source primaire jusqu’alors négligé qui pourra influencer et faire évoluer la façon dont on enseigne l’histoire de l’architecture mondiale tant sur le continent qu’à l’extérieur. Centrer l’Afrique, c’est notre souhait, contribuera à mettre au jour la violence coloniale qui a décentré l’agentivité architecturale continentale en premier lieu.

Bien à vous,
Le CCA”


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Source : Centre Canadien d’Architecture